Le Black Friday en France : plaidoyer pour un nouveau « thanks & giving »
Valérie Sabatier Vallejo, co-fondatrice de Benu Blanc, est intervenue sur le sujet dans la matinale du 19/11/20 sur LCI, sur France 3 le 27/11/2020. Elle est interviewée par La Tribune le 27/11/20 et CNEWS le 18/11/20.
Une fois n’est pas coutume, nous sortons des thèmes habituels de ce blog pour partager avec vous notre réflexion sur le Black Friday 2020 et engager la discussion. Qu’est-ce que le Black Friday ? Qu’en est-il du Black Friday en France en 2020 ? Quel impact pour les petites entreprises du web ? Peut-on encore se permettre de ne pas faire le Black Friday ? Faut-il faire le vendredi, le week-end, le lundi, la semaine ? Ah, il existe aussi un cyber Monday ? et puis, cela vient d’où le Black Friday ?
Les origines du Black Friday : la gratitude dans les cœurs de nos amis américains
Commençons par apprendre d’où vient le Black Friday – c’est important parce que cela va influencer notre réflexion en 2020.
A l’origine, le Black Friday vient d’un contexte socioculturel : aux Etats-Unis, le dernier jeudi du mois de Novembre est très important. Il s’agit de Thanksgiving : thanks pour remerciements, giving pour donner. Au 17ème siècle, la vie des pionniers américains était difficile et incertaine : le dernier jeudi du mois de novembre fut dédié à la gratitude envers Dieu pour toutes les grâces reçues dans l’année. Cette tradition s’est perpétuée et Thanksgiving est devenu un moment fort de l’année où chacun se retrouve en famille, le cœur empli de gratitude. Avec le temps, Thanksgiving perd sa connotation religieuse et devient un jour férié ancré dans la culture américaine. C’est là que le Black Friday entre en scène.
Le Black Friday aurait pour origine la contrariété de patrons américains de voir leurs salariés se faire porter pâle le dernier vendredi de Novembre : oui, puisque le jeudi, Thanksgiving encourageait à la réunion familiale, c’était l’occasion de faire des kilomètres pour se voir. Et donc, de se faire porter pâle le vendredi. Durant la Grande Dépression, les commerçants auraient aussi vu dans ce fameux vendredi l’occasion de dynamiser leurs ventes : début des cadeaux de Noël avec le marchandisage et l’animation des points de vente qui vont avec. Au milieu du siècle dernier, le Black Friday s’institutionnalise et devient un jour de soldes énormes.
La suite : le Black Friday devient non plus un jour mais un week-end de soldes. Puis de grands marketeurs ont l’idée de créer le Cyber Monday. Qu’est-ce que le Cyber Monday ? Littéralement : le lundi de l’informatique. Le Cyber Monday est dédié à la promotion des produits électroniques et informatiques. Les produits high tech représentent d’ailleurs la demande la plus importante par secteur pour cette période1 (13% pour le high tech, suivi par la mode 11,1% et les jeux vidéo 4,9%, voir graphique ci-dessous). Sur les dix dernières années, le Black Friday s’est donc transformé dans le e-commerce et dans la vente au détail en un grand week-end, et plus récemment en une semaine entière d’offres promotionnelles.
Pourquoi le Black Friday fait-il polémique ? A cause de la surconsommation et des pratiques commerciales douteuses
Voilà ce que l’on reproche beaucoup au Black Friday : la surconsommation. Parce que ce jour devient un jour de soldes crucial, concentrant tous les espoirs de chiffre d’affaire de fin d’année sur une période courte, avec un sentiment d’urgence. On voit dès les années 1970 des pratiques commerciales douteuses : soldes de -70 à -90% sur cette période-là pour déstocker et pousser à l’achat, l’achat de produits potentiellement inutiles et non désirés par les consommateurs. Effet commercial oblige : -70% de réduction pousse un certain segment de clientèle à l’achat, non plus pour le produit mais pour la bonne affaire !
Cela soulève tout de suite une question : comment les distributeurs font-ils pour proposer -70 à -90% ? Cela voudrait-il dire que leurs marges sont de 90% le reste du temps ? Voilà une autre pratique douteuse : augmenter les prix avant la période de Black Friday pour pouvoir proposer des discounts tout en maintenant les marges. Autant cela pouvait être éventuellement envisageable avant internet, autant cela nous semble une folie aujourd’hui : les consommateurs comparent, l’information est disponible à tout moment, partout. Les prix sont traçables. Quand on voit l’énergie et les investissements qu’il faut déployer pour instaurer une marque, c’est juste – à nos yeux – une absurdité de prendre le risque de monter artificiellement les prix avant le Black Friday (en plus d’un problème d’éthique des affaires). L’étude Yougov2 de 2019 montre que les consommateurs français ont vraiment une relation paradoxale au Black Friday : il y a un véritable sentiment de méfiance, voire de défiance alors que les chiffres sont en croissance d’année en année.
En filigrane, l’on voit aussi dans certains de nos médias un anti-américanisme latent. Cela n’est pas nouveau et remonte à la seconde guerre mondiale. Mais dans un monde globalisé, où nos enfants fêtent halloween, le marketing mondial a son importance. Un mouvement anti-Black Friday a émergé et il fait des émules auprès de différentes communautés : les décroissants, les partisans de la slow consommation, etc. Mais force est de constater que le Black Friday est devenu un incontournable des grands moments commerciaux de l’année. La contestation est en train de se transformer cette année : nous passons de l’anti-Black Friday à l’appel à consommer français. La Fédération Française du Made in France (la FIMIF), dont Benu Blanc fait partie, se mobilise d’ailleurs pour lancer un appel à consommer français : au moment où l’économie française est sous perfusion, une solution pragmatique s’impose à nous, « acheter français, que ce soit en vente directe, en vente à emporter ou en ligne sur le site des marques et des commerçants.»3
Le Black Friday en France, qu’en est-il ? Qu’avons-nous observé l’an dernier au moment du Black Friday dans le e-commerce ?
Le Black Friday en France génère plus de 19 millions de recherches sur les top 50 000 mots clefs des moteurs de recherche1. D’une part les grands acteurs du web ont fait de grosses promotions. Pourquoi ? parce-que la période est idéale pour les cadeaux de Noël, parce que le chiffre d’affaire de Noël dépend pour certains à 60% de la semaine du Black Friday.
Pour les plus petits acteurs, les petites entreprises comme la nôtre, c’est la prise d’otage : l’an dernier, nous étions face à un dilemme. D’une part nous avions investi pour avoir assez de produits à Noël sans connaître le volume de vente que nous allions faire. Nous n’avions que des projections (et tous les entrepreneurs savent que les projections sont fausses). D’autre part, nous avions besoin de vendre des produits pour rentrer de la trésorerie. Nous avons bien vu d’autres start-ups se lancer dans un anti-black-Friday en allant tous en équipe ramasser des détritus sur la plage (joli coup de com’) au lieu de faire des promotions ce jour-là. Mais c’était un risque que nous ne pouvions pas nous permettre à cette étape de notre développement. Pour mémoire, notre boutique était nouvellement créée puisqu’elle a été mise en ligne à la mi-octobre 2019…
Faut-il répondre aux messages anti-Black Friday sur vos publicités ? Les haters ne sont pas vos clients. Ils vous détesteront quoi que vous fassiez.Nous avons donc fait des promotions et là, l’avalanche de commentaires de haters sur Facebook a commencé. Le mouvement anti-Black Friday est porté par plusieurs types de communautés comme nous l’avons mentionné plus haut, mais il y a aussi des gens qui sont simplement bien au chaud derrière leur écran et qui vont impunément déverser leur frustration gratuitement sur le web. En l’occurrence, sur des entreprises – peu importe lesquelles – qui font des promotions sur le Black Friday. Quand c’est votre entreprise, que vous vous donnez du mal pour faire de beaux produits, de l’artisanat d’excellence, de l’innovation technologique, du fabriqué en France, cela peut sembler injuste. En fin de week-end de Black Friday nous étions quand même secouées. Et puis nous avons regardé les commentaires sous les publicités de Black Friday de grosses enseignes françaises : elles avaient des messages bien pires que ce que nous avions reçu. Et qu’ont-elles fait ? rien. Pas de réponse des community managers. La voilà la clef : les haters ne sont pas nos clients. Nos clients font du shopping pendant le Black Friday au lieu de distiller du négatif. Les grandes enseignes ne répondent pas : elles font du chiffre d’affaire !
Qu’attendons-nous du Black Friday 2020 ? Peut-on se permettre de ne pas faire de promotions pour la période de Black Friday ?
Pour le Black Friday, même s’il y a un mouvement de fonds anti-surconsommation, la période est parfaite pour les cadeaux de Noël pour les e-commerçants – le transport pouvant tout à fait être assuré dans les temps. L’enjeu, c’est notre ligne de flottaison : la trésorerie de l’entreprise. Pour une entreprise française comme la nôtre, le niveau de la trésorerie – c’est-à-dire de l’argent disponible pour payer les fournisseurs et partenaires – est ce sur quoi nous avons les yeux rivés à court terme. Les entreprises ont eu quelques mois de répit concernant les emprunts à cause du contexte sanitaire. Depuis septembre, les emprunts qui étaient en pause ont recommencé à être prélevés. Comme tout le monde, dès le début du premier confinement, nous avons actionné tous les leviers possibles pour protéger l’activité et l’emploi direct et indirect. Grâce au soutien de la BPI, nous avons pu lancer un programme de R&D et maintenir le programme de développement d’un nouveau produit, ce qui est déjà énorme. Maintenant, nous savons que cette situation de crise va durer, le monde ne sera plus ce qu’il était, notre business plan de 2019 avec nos projections à 3 et 5 ans est caduque. Il faut se redéployer, et vite. Les entreprises du B2C ne peuvent pas passer à côté de Noël 2020 car la ligne de flottaison à horizon 2021 en dépend.
Dans le e-commerce, que font les géants du web ? Amazon a déjà lancé sa période de Black Friday. Une étude Statista prévoit que le numéro 1 en France en terme de recherches de produits pour Black Friday 2020 sera Amazon (prévisions : 560 millions de recherches internet), suivi loin derrière de Cdiscount puis Darty, Fnac, Boulanger et Sephora pour vous donner les cinq leaders (voir graphique ci-dessous). Amazon, l’enfer pour le retail, le purgatoire pour les autres acteurs du e-commerce. Oui, Amazon a créé 400 000 emplois en 2019. Mais quel type d’emplois ? Pour combien de petites structures détruites ? Pour de l’argent qui va où ? De notre côté, nous refuserons toujours de distribuer nos produits sur cette plateforme. Pourtant, elle pourrait représenter une nouvelle opportunité de distribuer nos produits mais cela irait à l’encontre de l’ensemble de nos valeurs.
De façon assez surprenante, le grand gagnant attendu en termes de trafic global internet en France n’est pas Amazon1 : c’est fnac.com leader sur le high-tech, devant cdiscount.com, rakuten.com et amazon.fr. Cela fait sens : nous avons vu plus haut que la première catégorie de produits achetés sur la période était l’informatique. Il semblerait qu’aujourd’hui les e-commerçants ne puissent plus se permettre de ne pas faire Black Friday à cause des pratiques des gros concurrents qui raflent le trafic (et donc une belle part du volume de chiffre d’affaire généré), mais aussi en raison des besoins des consommateurs.
Que veulent les consommateurs pour Black Friday ? Economiser sur leurs cadeaux de Noël (c’est notre pari)
Nous sommes tous nous-mêmes des consommateurs et sommes impactés par le contexte de crise : incertitudes et climat anxiogène. Mais nous voulons fêter Noël – que nous espérons en famille, c’est bien pour cela que nous faisons ce reconfinement. Il ne s’agit pas là de surconsommer. Il s’agit d’arbitrer sur l’enveloppe dont chacun dispose pour faire plaisir et se faire plaisir. L’avenir étant plus incertain, nous souhaitons dépenser plus durable.
C’est là où nous avons cherché la solution la plus acceptable pour l’entreprise et les clients. Nous ne croyons pas à la surconsommation. Par contre, la période est propice au cadeau de Noël pour toutes les raisons que nous avons évoquées. Peut-être connaissez-vous cette citation d’Antoine de Saint Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose... Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de [l’immensité sans fin] la mer. » (citation apocryphe). Le Black Friday en France n’a pas à être une réplique du Black Friday américain. Cela peut être ce que nous définissons comme durable pour les entreprises et les consommateurs : un juste milieu. Pour Benu Blanc, cela sera une célébration du cadeau de Noël, dans l’optique du consommer mieux mais consommer moins : notre traduction du Thanks et du Giving, pour que fin novembre nous commencions à préparer les cadeaux que nous offrirons à nos proches, dans l’attente de les voir tous à Noël. Sur la période de Black Friday 2019 les consommateurs français ont davantage acheté pour eux que pour leurs proches2, nous parions sur l’inverse de cette statistique cette année. Et vous ?
Valérie Sabatier Vallejo & Fanny Redziniak
Co-fondatrices de Benu Blanc
Valérie Sabatier Vallejo est intervenue sur le sujet dans la matinale du 19/11/20 sur LCI, sur France 3 le 27/11/2020. Elle est interviewée par La Tribune le 27/11/20 et CNEWS.
- Etude Statista sur les statistiques SEO Black Friday du 20 au 30 novembre 2020 en France https://smartkeyword.io/black-friday-seo/
- Sondage Yougov France pour le HuffPost https://www.huffingtonpost.fr/entry/black-friday-promos-sondage-yougov_fr_5dd67fc4e4b0fc53f20ec44d
- Lettre ouverte de la Fédération Indépendante du Made in France, 2020.